Je passai mon casque, bouclai la sangle sous mon menton et rabattis sa queue de loup sur mes épaules. Chacun s’efforça d’assouplir ses gants de cuir, puis passa le bras gauche dans les sangles de son bouclier. Puis, l’une après l’autre, Nimue toucha nos épées tendues. L’espace d’un instant, il sembla qu’Arthur voulût ajouter un mot, mais il se contenta de fourrer son petit bouquet de bleuets dans le col de son armure d’écaillés, puis fit signe à Nimue qui, vêtue de noir et serrant dans ses bras son étrange balluchon, nous guida vers le sud, à travers les arbres.
Au-delà du bois, s’étendait une petite prairie qui descendait jusqu’à la digue. Nous traversâmes l’herbe en file indienne, toujours hors de vue du palais. Notre apparition effraya quelques lièvres qui se nourrissaient au clair de lune : pris de panique, ils détalèrent tandis que nous avancions à travers les arbustes et descendions péniblement la pente jusqu’à la plage de galets. De là, nous nous dirigeâmes du côté ouest, la digue nous cachant aux gardes postés sous les arcades du palais. Au sud, le sifflement du vent et le fracas des lames qui venaient se briser sur la côte couvraient le bruit de nos bottes.
Jetant un coup d’œil par-dessus la digue, je vis le Palais marin en équilibre, telle une grande merveille blanche au clair de lune au-dessus de la terre sombre. Sa beauté me fit penser à Ynys Trebes, la cité magique de la mer que les Francs avaient ravagée et détruite. Il avait la même grâce aérienne et chatoyait dans les ténèbres comme s’il était fait de rayons de lune.
Une fois à l’ouest du palais, nous escaladâmes la digue, nous aidant les uns les autres de la hampe de nos lances, puis nous suivîmes Nimue à travers bois. Les feuillages de l’été laissaient suffisamment passer la lumière de la lune pour éclairer notre chemin, mais aucun garde ne nous défia. Le bruit incessant de la mer dominait la nuit. Tout près de nous, un cri perçant nous cloua sur place, puis on reconnut la plainte d’un lièvre tué par une fouine. Soulagée, notre colonne s’ébranla à nouveau.
La marche nous parut en vérité bien longue. Mais Nimue finit par tourner à l’est et nous la suivîmes à l’orée du bois : les murs blanchis à la chaux du palais étaient devant nous. Nous étions tout près du puits de bois par lequel le clair de lune pénétrait dans le temple : il faudrait attendre encore un bon moment avant que la lune fût assez haute dans le ciel pour éclairer le cellier aux murs noirs.
Nous étions à la lisière du bois quand le chant commença. Au début, il était si doux que je crus entendre le geignement du vent, puis il prit de l’ampleur et je compris que c’était un chœur de femmes qui chantait quelque étrange et mystérieuse musique retentissante, qui ne ressemblait à rien de ce que j’avais entendu jusque-là. Le chant devait nous parvenir par le puits, car il semblait très lointain : un chant spectral, tel un chœur de morts qui s’élèverait depuis les Enfers. Nous ne comprenions pas les paroles, mais nous savions que c’était un chant triste, un genre de mélopée, qui tantôt s’enflait, tantôt s’amenuisait au point de se confondre avec le lointain murmure de la mer. La musique était fort belle, mais elle me fit frémir et je touchai la pointe de ma lance.
Si nous étions sortis des bois ici, les gardes de l’arcade ouest auraient pu nous apercevoir. Nous avançâmes donc de quelques pas afin de nous frayer un chemin vers le palais à l’abri du dédale moucheté des ombres que dessinait la lune. Il y avait là un verger, quelques rangées de petits arbres fruitiers et même une haute palissade destinée à protéger un potager des cerfs et des lièvres. Nous avancions lentement, un par un, au rythme de la lancinante mélopée. Un panache de fumée s’élevait au-dessus du puits tandis que le léger vent de la nuit en portait l’odeur jusqu’à nous : une odeur de temple, une odeur acre qui donnait presque la nausée.
Nous n’étions plus qu’à quelques mètres des cabanes des lanciers. Un chien se mit à aboyer, puis un autre, mais personne ne s’inquiéta. Des voix s’élevèrent pour leur dire de se taire et, peu à peu, les chiens se calmèrent. De nouveau, on n’entendait plus que le bruit du vent dans les arbres, le geignement de la mer et la douce et mystérieuse mélopée.
Je marchais en tête, car j’étais le seul à avoir déjà franchi cette petite porte. Je craignais de me tromper, mais la retrouvai sans mal. Je descendis précautionneusement les vieilles marches de briques et poussai doucement la porte. Elle résista et, l’espace d’un battement de cœur, je crus que la barre était restée en place, puis elle s’ouvrit dans un affreux grincement métallique et je me retrouvai inondé de lumière.
Le cellier était éclairé par des chandelles. Je cillai, ébloui : « Vite ! vite ! » fit Gwenhwyvach d’une voix sifflante.
Toute la bande s’engouffra à l’intérieur : trente solides gaillards en armure, avec leurs manteaux, leurs casques et leurs lances. Gwenhwyvach nous siffla de faire silence, puis referma la porte derrière nous et replaça la barre. « Le temple est là », chuchota-t-elle, montrant du doigt un couloir éclairé de chandelles à mèche de jonc qui menait à la porte du sanctuaire. Son visage grassouillet était rouge d’excitation. Le chant obsédant du chœur était assourdi par les rideaux du temple et sa porte massive.
« Où est Gwydre ? demanda Arthur.
— Dans sa chambre, répondit Gwenhwyvach.
— Y a-t-il des gardes ?
— La nuit, il n’y a que des servantes dans le palais.
— Dinas et Lavaine sont ici ? demandai-je à mon tour.
— Vous allez les voir, dit-elle dans un sourire. Je vous le promets. Vous allez les voir. »
Elle attrapa le manteau d’Arthur pour l’entraîner vers le temple : « Venez !
— Je vais d’abord chercher Gwydre, insista Arthur en se dégageant avant de toucher six de ses hommes à l’épaule. Vous autres, vous attendez ici. Attendez ici. N’entrez pas dans le temple. Nous allons les laisser achever leur culte. »
Puis, à pas de loup, il grimpa les escaliers suivi de ses six hommes.
Gwenhwyvach pouffa à côté de moi : « J’ai adressé une prière à Clud, elle va nous aider.
— Bien ! »
Clud est une déesse de la lumière et ce n’était pas une mauvaise chose qu’elle vînt nous donner un petit coup de main cette nuit.
« Guenièvre ne l’aime pas, reprit Gwenhwyvach d’un ton de reproche. Elle n’aime aucun des dieux bretons. La lune est-elle haute ?
— Pas encore, mais elle monte.
— Alors, ce n’est pas l’heure.
— L’heure de quoi, Dame ?
— Vous allez voir ! fit-elle en gloussant. Vous allez voir ! »
Puis elle se recroquevilla de peur en voyant Nimue se frayer un chemin au milieu du groupe des lanciers sur le qui-vive. Nimue avait retiré son bandeau de cuir, si bien que son orbite vide ratatinée faisait comme un trou noir dans son visage : l’horreur du spectacle arracha à la malheureuse un geignement de terreur.
Nimue feignit de l’ignorer pour inspecter la salle et renifler tel un limier flairant quelque odeur suspecte. Je ne voyais que les toiles d’araignées au milieu des outres à vin et des jarres à hydromel et ne sentais que l’odeur humide de la moisissure, mais Nimue perçut quelque chose de détestable. Elle siffla, puis cracha vers le sanctuaire. Le balluchon qu’elle tenait à la main remua lentement.
Nous étions tous figés. Dans cette cave éclairée par les joncs, un sentiment de terreur s’empara de nous. Arthur était sorti, personne ne nous avait aperçus, mais le bruit du chant et le calme des lieux étaient glaçants. Peut-être cette terreur était-elle l’effet d’un charme lancé par Dinas et Lavaine, ou peut-être était-ce que tout ici avait l’air surnaturel. Nous étions habitués au bois, au chaume, à la terre et à l’herbe, et ce lieu humide avec ses arches de briques et ses dalles de pierre était aussi étrange que troublant. L’un de mes hommes tremblait.
Nimue lui passa la main sur la joue pour lui rendre courage puis, se déchaussant, se faufila jusqu’aux portes du temple. Je la suivis, faisant très attention à l’endroit où je mettais les pieds pour ne faire aucun bruit. Je voulus la retenir. Elle avait visiblement l’intention de passer outre aux ordres d’Arthur, qui nous avait priés d’attendre la fin des rites, et je redoutais que par une imprudence elle n’alertât les femmes du temple, provoquant un concert de cris qui ferait sortir les gardes de leurs cabanes. Mes grosses bottes m’interdisaient cependant d’aller aussi vite qu’elle, et elle ne tint aucun compte de ma mise en garde. Elle se saisit de l’une des poignées de porte en bronze, hésita une seconde, et tira la porte : soudain le chant spectral et lancinant retentit avec beaucoup plus de force.
Les charnières avaient été graissées et la porte s’ouvrit sans le moindre bruit. Les rideaux épais suspendus à quelques pas de la porte faisaient régner dans la pièce une obscurité totale. Je fis signe à mes hommes de rester où ils étaient et suivis Nimue à l’intérieur. Je voulus la retenir, mais elle se dégagea et repoussa la porte. Le chant était assourdissant. Je ne voyais rien, mais l’odeur du temple était épaisse et nauséeuse.
Nimue tâtonna dans l’obscurité et me tira par la tête : « Funeste ! fit-elle dans un souffle.
— On n’a rien à faire ici », répondis-je en chuchotant.
Elle ne voulut rien entendre et continua à tâtonner. Quand elle eut trouvé le rideau, elle l’écarta légèrement, laissant passer un mince filet de lumière. Je la suivis et m’accroupis pour regarder par-dessus son épaule. Au début, l’ouverture était si mince que je ne voyais pour ainsi dire rien, puis mes yeux se firent à l’obscurité, et j’en vis beaucoup trop. Je vis les mystères d’Isis.
Pour comprendre le sens des événements de la nuit, il me fallait connaître l’histoire d’Isis. Je ne l’appris que plus tard. Pour l’heure, observant par-dessus les cheveux coupés de Nimue, je n’avais aucune idée de ce que ce rituel signifiait. La seule chose que je savais, c’est qu’Isis était une déesse et que, aux yeux de nombreux Romains, elle avait des pouvoirs exceptionnels. Je savais aussi qu’elle était la protectrice des trônes, ce qui expliquait la présence du petit trône noir dressé sur le dais au fond du cellier, même si nous avions quelque mal à le voir dans l’épaisse fumée qui tourbillonnait et flottait à travers la chambre noire en cherchant à s’échapper par le puits. La fumée venait de brasiers dont les flammes étaient nourries par des herbes qui dégageaient cette odeur acre et entêtante que nous avions flairée à l’orée des bois.
Je ne voyais pas le chœur, qui continuait à chanter malgré la fumée. En revanche, je voyais les adorateurs d’Isis. Et, au départ, je n’en crus pas mes yeux. Je ne voulais pas le croire.
Je vis huit adorateurs à genoux sur le carrelage noir. Et les huit étaient nus. Ils nous tournaient le dos, mais je devinai tout de même qu’il y avait parmi eux des hommes. Pas étonnant que Gwenhwyvach eût gloussé en pensant à ce qui nous attendait : elle connaissait certainement déjà le secret. Les hommes, ne se lassait jamais de répéter Guenièvre, n’étaient pas admis dans le temple d’Isis. Or ils étaient là, cette nuit, comme toutes les nuits où la pleine lune éclairait la salle. Les flammes dansantes éclairaient d’une lueur blafarde le dos des adorateurs. Tous étaient nus. Hommes et femmes. Tous nus, exactement comme Morgane m’en avait prévenu de longues années plus tôt.
Les adorateurs étaient nus, mais pas les deux célébrants. Le premier était Lavaine, debout à côté du petit trône noir. Mon âme exulta à sa vue. C’est son épée qui avait tranché la gorge de Dian, et mon épée n’était plus maintenant qu’à une longueur de lui. Il se tenait à côté du trône, la cicatrice de sa joue éclairée par le feu des brasiers tandis que sa chevelure noire huilée, comme celle de Lancelot, lui tombait dans le dos. Il ne portait pas sa robe blanche de druide cette nuit-là, mais une robe noire toute simple et il tenait à la main un mince bâton noir couronné d’un petit croissant de lune doré. Dinas demeurait invisible.
Deux torches suspendues à leur crochet de fer flanquaient le trône sur lequel Guenièvre, assise, jouait le rôle d’Isis. Ses cheveux enroulés sur sa tête étaient retenus par un anneau d’or duquel sortaient deux cornes que je n’avais jamais vues sur aucune bête. Nous découvrîmes plus tard qu’elles étaient taillées dans l’ivoire. Elle avait autour du cou un torque d’or massif, mais ne portait aucun autre bijou sur l’ample manteau rouge foncé qui enveloppait son corps. Je ne voyais pas le carrelage devant elle, mais je savais que la fosse était là, et j’en conclus qu’ils attendaient que le clair de lune pénétrât par le puits pour jeter ses reflets argents sur l’eau noire du bassin. Les rideaux du fond, derrière lesquels Ceinwyn m’avait dit qu’il y avait un lit, étaient tirés.
Au milieu de la fumée, apparut soudain un rai de lumière qui fit sursauter les adorateurs nus. Le petit éclat de lumière pâle et argenté indiquait que la lune était assez haute maintenant pour que les premiers rayons éclairent le sol. Lavaine attendit un instant, le temps que la lumière s’épaissît, puis par deux fois frappa le sol avec son bâton. « C’est l’heure, fit-il de sa voix grave et rauque. C’est l’heure. » Le chœur se tut.
Il ne se passa rien. Tous attendaient en silence que la colonne de lumière argentée s’élargît et se répandît sur le sol, et je me souvins de la nuit lointaine où, accroupi au sommet du tertre de pierres, près de Llyn Cerrig Bach, j’avais observé la lumière de la lune se rapprocher du corps de Merlin. Aujourd’hui, j’observais le clair de lune se répandre dans le silence pesant du temple d’Isis. L’une des femmes agenouillées laissa échapper un petit geignement puis se tut. Une autre femme se balançait d’avant en arrière.
La lumière continua à progresser, jetant un pâle reflet sur le beau visage sévère de Guenièvre. La colonne de lumière était presque à la verticale maintenant. L’une des femmes nues frémit sous l’effet non pas du froid, mais des frissons de l’extase. Puis Lavaine se pencha pour scruter le puits. La lune éclaira sa grosse barbe et son large visage dur et balafré. Il garda la tête levée quelques instants, puis recula et toucha solennellement l’épaule de Guenièvre.
Elle se leva, si bien que les cornes qu’elle avait sur la tête touchaient presque la voûte de la cave. Elle avait rentré les bras et les mains sous son manteau, qui tombait droit de ses épaules jusqu’au sol. Elle ferma les yeux : « Qui est la déesse ? demanda-t-elle.
— Isis, Isis, Isis, psalmodièrent les femmes à voix basse. Isis, Isis, Isis. »
La colonne de lumière était maintenant presque aussi large que le puits et formait un grand pilier de fumée argentée qui ondoyait au centre de la pièce. La première fois que j’avais vu ce temple, il m’avait paru clinquant. Mais cette nuit, éclairé par cette lumière chatoyante, c’était le sanctuaire le plus inquiétant et le plus mystérieux qu’il m’eût été donné de voir.
« Et qui est le dieu ? demanda Guenièvre, toujours les yeux clos.
— Osiris, répondirent à voix basse les hommes nus. Osiris, Osiris, Osiris.
— Et qui va s’asseoir sur le trône ?
— Lancelot, firent les hommes et les femmes d’une même voix. Lancelot, Lancelot. »
C’est en entendant ce nom que je sus que rien n’allait se passer comme il fallait cette nuit. Cette nuit ne restaurerait pas l’ancienne Dumnonie. Cette nuit ne nous vaudrait que l’horreur, car je savais qu’elle anéantirait Arthur. Je voulais m’éloigner du rideau pour regagner le cellier et l’entraîner en plein air, au clair de lune, lui faire remonter le fil des ans, des jours et des heures afin de lui épargner à jamais cette nuit. Mais je ne bougeai pas. Nimue non plus. Ni l’un ni l’autre n’osions bouger car Guenièvre avait tendu la main droite pour reprendre le bâton noir des mains de Lavaine. Son geste dévoila le côté droit de son corps : sous les plis épais de son manteau rouge, elle était nue.
« Isis, Isis, Isis, soupiraient les femmes.
— Osiris, Osiris, Osiris, soufflaient les hommes.
— Lancelot, Lancelot, Lancelot », scandaient-ils tous en chœur.
Guenièvre prit le bâton couronné d’or et le tendit en avant, le manteau tombant à nouveau pour couvrir de son ombre son sein droit. Puis, très lentement, avec des gestes exagérés, elle toucha de son bâton quelque chose qui se trouvait dans le bassin, sous le rayon de fumée chatoyante qui descendait maintenant des deux à la verticale. Nul ne bougeait dans la cave. Il semblait même que tout le monde retînt sa respiration.
« Debout ! » ordonna Guenièvre. Et le chœur reprit son étrange et obsédante mélopée. « Isis, Isis, Isis », psalmodiait-il, et au-dessus de la tête des adorateurs, je vis un homme sortir du bassin. C’était Dinas : son grand corps musclé et sa longue chevelure ruisselaient. Il se redressa lentement tandis que le chœur scandait le nom de la déesse de plus en plus fort : « Isis ! Isis ! Isis ! » continua-t-il à scander jusqu’à ce que Dinas fût debout devant Guenièvre. Il nous tournait le dos, mais lui aussi était nu. Il sortit du bassin et Guenièvre rendit le bâton à Lavaine, puis leva les mains et dégrafa son manteau qui tomba sur le trône. La femme d’Arthur était là, complètement nue, hormis l’or qu’elle portait autour du cou et l’ivoire de sa tête. Et elle ouvrit les bras afin que le petit-fils nu de Tanaburs pût monter l’embrasser sur le dais. « Osiris ! Osiris ! Osiris ! » appelèrent les femmes de la cave. Certaines d’entre elles se contorsionnaient comme les chrétiens d’Isca emportés par une semblable extase. Une véritable frénésie s’empara du chœur : « Osiris ! Osiris ! Osiris ! » Guenièvre recula d’un pas tandis que Dinas nu se retourna vers les fidèles, levant les bras d’un air de triomphe. Ainsi révéla-t-il son magnifique corps nu de telle façon que nul n’aurait pu douter de sa virilité. Et l’on ne pouvait se méprendre non plus sur ce qu’il était censé faire ensuite avec Guenièvre, dont le corps prenait des reflets magiquement argentés au clair de la lune. Elle lui prit le bras droit et l’entraîna vers le rideau tendu derrière le trône. Lavaine les accompagna tandis que les femmes continuaient à se contorsionner et à se balancer d’avant en arrière en scandant le nom de la grande Déesse : « Isis ! Isis ! Isis ! »
Guenièvre tira le rideau. J’entrevis la chambre aussi lumineuse que le soleil, puis le chant atteignit un nouveau degré d’excitation tandis que les hommes cherchaient la main des femmes qui se tenaient à côté d’eux. Et c’est à ce moment précis que les portes s’ouvrirent dans mon dos et qu’Arthur, dans toute la splendeur de son accoutrement guerrier, entra dans le temple : « Non, Seigneur, suppliai-je. Non, je vous en prie !
— Tu ne devrais pas être ici, Derfel », fit-il d’une voix posée, mais d’un air de reproche. Dans sa main droite, il tenait le petit bouquet de bleuets qu’il avait cueillis pour Guenièvre, de l’autre il serrait la main de son fils. « Sors ! » m’ordonna-t-il. Mais Nimue tira le gros rideau. Et c’est alors que commença le cauchemar de mon seigneur.
*
Isis est une déesse. Ce sont les Romains qui l’ont introduite en Bretagne. Pourtant, elle n’est pas venue de Rome même, mais d’un lointain pays d’Orient. Mithra aussi est un dieu venu de l’Orient, mais pas du même pays, je crois. Si je me fie à Galahad, la moitié des religions du monde sont nées en Orient où, il me semble, les hommes ressemblent plus à Sagramor qu’à nous. Le christianisme est également originaire de ces contrées lointaines où, m’a assuré Galahad, les champs ne donnent que du sable, mais où le soleil est plus brûlant qu’il ne l’est jamais en Bretagne et où il ne neige jamais.
Isis est venue de ces terres brûlantes. Elle est devenue pour les Romains une puissante déesse et, en Bretagne, nombreuses sont les femmes qui ont adopté sa religion après le départ des Romains. Elle n’a jamais été aussi populaire que le christianisme, qui tenait ses portes grandes ouvertes à tous ceux qui désiraient adorer son Dieu, tandis qu’Isis, comme Mithra, n’acceptait pour fidèles que ceux qui avaient été initiés à ses mystères. Par certains côtés, m’expliqua Galahad, Isis ressemblait à la Sainte Mère des chrétiens, car elle avait la réputation d’être une mère parfaite pour son fils Horus, mais Isis possédait aussi des pouvoirs auxquels la Vierge Marie n’a jamais prétendu. Pour ses adeptes, Isis était la déesse de la vie et de la mort, de la guérison et, bien entendu, des trônes mortels.
Elle était mariée à un dieu du nom d’Osiris. Mais Osiris avait trouvé la mort au cours d’une guerre entre les Dieux et son corps avait été dépecé puis dispersé dans un fleuve. Isis avait ramassé la chair éparse et en avait tendrement rassemblé les morceaux avant de coucher avec les fragments réunis pour rendre son mari à la vie. Osiris retrouva la vie, ressuscité par la puissance d’Isis. Galahad avait horreur de cette légende, et il se signait tant et plus quand il la racontait. C’est à une mise en scène de cette histoire de résurrection et de femme ramenant un homme à la vie que Nimue et moi étions en train d’assister dans cette cave noire enfumée. Nous avions observé Isis, la Déesse, la mère, la donneuse de vie, accomplir le miracle qui rendait la vie à son mari pour en faire le gardien des vivants et des morts, mais aussi l’arbitre des trônes des mortels. Et, pour Guenièvre, c’est ce dernier pouvoir, qui décidait des hommes qui monteraient sur le trône, qui était le don suprême de la Déesse. C’est pour ce pouvoir qu’elle adorait Isis.
Nimue tira le rideau et la cave résonna de hurlements.
L’espace d’une seconde, d’une seconde terrible, Guenièvre hésita, puis se retourna pour voir ce qui avait troublé le rite. Elle se tenait debout, de toute sa hauteur : nue et redoutable dans sa pâle beauté, à côté d’un homme nu. À la porte de la cave, tenant la main de son fils et son bouquet de fleurs, se trouvait son mari. Les joues de son casque étaient relevées, et je vis le visage d’Arthur à cet instant terrible : on eût dit que son âme s’était envolée.
Guenièvre disparut derrière le rideau, entraînant Dinas et Lavaine avec elle. Arthur fit un bruit épouvantable, entre le cri de bataille et le cri de détresse. Il repoussa Gwydre, laissa tomber les fleurs, tira Excalibur et fonça aveuglément au milieu des fidèles nus et hurlants qui faisaient des efforts désespérés pour s’écarter de son chemin.
« Prenez-les tous ! criai-je aux lanciers qui suivaient Arthur. Ne les laissez pas s’échapper. Attrapez-les ! » Puis je courus après Arthur, avec Nimue à côté de moi. Arthur bondit par-dessus le bassin, renversa une torche en traversant le dais et écarta le rideau avec la lame d’Excalibur.
Et là, il s’arrêta.
Je m’arrêtai à côté de lui. J’avais abandonné ma lance en traversant le temple et tenais Hywelbane à la main. Nimue était avec moi et poussa un hurlement de triomphe en jetant un coup d’œil dans la petite pièce carrée qui jouxtait la cave voûtée. Apparemment, c’était le sanctuaire le plus secret d’Isis, le saint des saints. Le Chaudron de Clyddno Eiddyn était là, au service de la Déesse.
Le Chaudron est la première chose que je vis, car il trônait sur un piédestal noir qui m’arrivait à hauteur de taille et les bougies étaient si nombreuses que l’or et l’argent étincelaient. La lumière était d’autant plus vive que, le rideau mis à part, tous les murs étaient couverts de miroirs. Il y avait des miroirs partout, sur les murs et au plafond, des miroirs qui multipliaient la flamme des bougies et réfléchissaient la nudité de Guenièvre et de Dinas. Terrorisée, Guenièvre s’était jetée sur le grand lit et tirait sur elle un couvre-lit de fourrure pour essayer de cacher sa peau pâle. Dinas se tenait à côté d’elle, les mains serrées sur l’aine, tandis que Lavaine nous regardait d’un air de défi.
Il fixa Arthur, mais c’est à peine s’il accorda un coup d’œil à Nimue, puis tendit vers moi sa baguette noire. Il savait que j’étais venu le tuer et prétendait maintenant m’en empêcher en usant de toute la magie qu’il avait à sa disposition. Il pointa sa baguette sur moi tout en tenant de l’autre main le fragment de la vraie croix enfermé dans un flacon de cristal que l’évêque Sansum avait offert à Mordred lors de son acclamation. Il leva le fragment au-dessus du Chaudron, empli d’un sombre liquide aromatique : « Tes autres filles vont mourir à leur tour. Je n’ai qu’à le laisser tomber. »
Arthur brandit Excalibur.
« Ton fils aussi ! » reprit Lavaine. Nous étions tous les deux pétrifiés : « Vous allez sortir maintenant, dit-il avec une force tranquille. Vous avez fait irruption dans le sanctuaire de la Déesse. Vous allez maintenant sortir et nous laisser tranquilles. Sans quoi, vous mourrez, vous et tous ceux que vous aimez. »
Il attendit. Derrière lui, entre le Chaudron et le lit, se trouvait la Table Ronde d’Arthur avec son cheval ailé de pierre, et sur le cheval, je vis un panier de grosse toile, une corne commune, un vieux licou, un couteau usé, une pierre à aiguiser, un veston à manches longues, un manteau, un plat d’argile, une planche à lancer, un anneau de guerrier et un monceau de bouts de bois pourris. Je reconnus aussi la tresse de la barbe de Merlin avec son ruban noir. Toute la puissance de la Bretagne était rassemblée dans cette petite pièce, alliée à un bout de la magie chrétienne la plus puissante.
Je levai Hywelbane et Lavaine fit mine de lâcher le morceau de la vraie croix dans le liquide. Arthur posa la main sur mon bouclier.
« Vous allez sortir », reprit Lavaine.
Guenièvre ne disait rien mais se contentait de nous observer en ouvrant des yeux immenses au-dessus de la pelisse qui la recouvrait maintenant à moitié.
Nimue, qui tenait le balluchon entre ses mains, sourit. Elle le secoua en direction de Lavaine et poussa un grand cri en se délestant de son fardeau : un cri perçant surnaturel qui couvrit les hurlements des femmes derrière nous.
Des vipères : il devait y avoir une bonne douzaine de serpents, que Nimue avait trouvés dans l’après-midi et qu’elle avait mis de côté en prévision de cet instant. Elle les lança en l’air : Guenièvre hurla et tira la fourrure sur son visage. Voyant un serpent voler vers ses yeux, Lavaine recula et s’accroupit instinctivement. Le morceau de la vraie croix ricocha sur le sol tandis que les serpents, excités par la chaleur de la cave, se tortillaient sur le lit et les Trésors de la Bretagne. Je fis un pas en avant et envoyai un grand coup de pied dans le ventre de Lavaine. Il s’effondra en hurlant tandis qu’une vipère le mordait à la cheville.
Dinas se réfugia sur le lit et se figea lorsque Excalibur s’approcha de sa gorge.
Hywelbane était sur la gorge de Lavaine. Je me servis de ma lame pour l’obliger à me regarder. Et je souris : « Ma fille, dis-je à voix basse, nous regarde depuis les Enfers. Elle te salue, Lavaine. »
Il voulut parler, mais aucun mot ne sortit. Un serpent se glissa sur sa jambe.
Arthur gardait les yeux fixés sur la fourrure derrière laquelle se cachait sa femme. D’un geste presque tendre, il écarta les serpents avec la pointe de sa lame et tira la pelisse pour voir le visage de Guenièvre. Elle le fixa à son tour : toute trace de superbe avait disparu. Elle n’était qu’une femme terrifiée. « As-tu des vêtements ici ? » lui demanda doucement Arthur. Elle secoua la tête.
« Il y a un manteau rouge sur le trône, fis-je.
— Tu voudrais bien le chercher, Nimue ? » demanda Arthur.
Nimue apporta le manteau, qu’Arthur tendit à sa femme de la pointe de son épée. « Voici, dit-il encore à voix basse. C’est pour toi. »
Un bras nu sortit de la fourrure pour attraper le manteau. « Retourne-toi, me dit Guenièvre d’une petite voix effrayée.
— Tourne-toi, Derfel, je t’en prie, dit Arthur.
— D’abord une chose, Seigneur.
— Tourne-toi », reprit-il sans quitter sa femme des yeux.
J’attrapai le Chaudron par le rebord et le renversai de son piédestal. Le Chaudron tomba lourdement sur le sol tandis que son liquide se répandit sur les dalles. Le fracas attira son attention. Il me dévisagea et c’est à peine si je reconnus son visage, tant il était dur et froid, presque sans vie. Mais il fallait qu’une autre chose fût dite en cette nuit. Et si mon seigneur devait boire sa coupe d’horreurs, autant qu’il la vidât jusqu’à la lie. De la pointe d’Hywelbane, j’obligeai Lavaine à relever le menton : « Qui est la déesse ? »
Il secoua la tête et j’enfonçai Hywelbane assez profond pour faire jaillir le sang de sa gorge. « Qui est la déesse ? repris-je.
— Isis, chuchota-t-il en se tenant la cheville à l’endroit où le serpent l’avait mordu.
— Et qui est le dieu ?
— Osiris, fit-il terrifié.
— Et qui va s’asseoir sur le trône. »
Il frémit mais ne dit mot.
« Seigneur, dis-je à l’adresse d’Arthur tout en maintenant mon épée sur la gorge du druide, voici les mots que vous n’avez pas entendus. Mais je les ai entendus et Nimue aussi. Qui va s’asseoir sur le trône ? demandai-je une fois encore à Lavaine.
— Lancelot », répondit-il d’une voix si basse qu’elle en était presque inaudible. Mais Arthur l’entendit, de même qu’il dut voir le grand emblème brodé en blanc sur la somptueuse couverture noire jetée sur le lit, sous la pelisse d’ours, dans cette chambre des glaces. Le pygargue de Lancelot.
Je crachai sur Lavaine, remis Hywelbane au fourreau et l’empoignai par sa longue chevelure noire. Nimue s’était déjà emparée de Dinas. Nous les entraînâmes dans le temple et je pris soin de tirer le rideau noir derrière moi afin de laisser Arthur seul avec Guenièvre. Gwenhwyvach avait observé toute la scène et gloussait. Les adorateurs et le chœur, tous nus, étaient blottis dans un coin de la cave, où les hommes d’Arthur les tenaient en respect à la pointe de leurs lances. Terrorisé, Gwydre était accroupi à la porte.
Derrière nous, Arthur cria un seul mot : « Pourquoi ? » Et j’entraînai les meurtriers de ma fille au clair de lune.
*
À l’aube, nous étions encore au palais. Nous aurions dû partir, car certains lanciers s’étaient enfuis lorsque Arthur avait enfin appelé ses cavaliers d’un coup de corne. Et ces fugitifs allaient propager l’alerte en Dumnonie, mais Arthur était incapable de prendre la moindre décision. Il était comme hébété.
Il pleurait encore quand on vit poindre les premières lueurs de l’aube.
C’est alors que Dinas et Lavaine moururent. Ils moururent au bord de la crique. Je ne suis pas, je crois, un homme cruel, mais leur mort fut très cruelle et très longue. C’est Nimue qui l’organisa, et tout le temps qu’il fallut à leur âme pour quitter la chair, Nimue ne cessa de siffler à leurs oreilles le nom de Dian. Ils n’étaient plus des hommes quand ils rendirent l’âme : ils avaient perdu la langue et un œil chacun, et encore cette petite miséricorde ne leur fut-elle accordée que pour leur permettre de voir leurs dernières souffrances. La dernière chose qu’ils virent, l’un et l’autre, c’est la mèche de cheveux d’or noués à la garde d’Hywelbane lorsque j’achevai ce que Nimue avait commencé. Les jumeaux n’étaient plus alors que des pantins sanguinolents et frémissant de terreur. Quand ils furent morts, je portai à mes lèvres la petite mèche de cheveux avant de rejoindre l’un des brasiers allumés devant les arcades du palais et de la lancer soigneusement dans les braises afin qu’aucun fragment de l’âme de Dian ne continuât à errer sur la terre. Nimue fit de même avec la tresse de barbe de Merlin. Nous abandonnâmes le corps des jumeaux, gisant sur le flanc gauche, au bord de la mer : au lever du soleil, les goélands vinrent déchirer leur chair torturée de leurs longs becs crochus.
Nimue avait récupéré le Chaudron et les Trésors. Avant de mourir, Dinas et Lavaine lui avaient raconté toute l’histoire. Elle avait eu raison sur toute la ligne. C’est Morgane qui avait volé les Trésors et en avait fait cadeau à Sansum pour qu’il l’épousât. Et l’évêque les avait remis à Guenièvre. Et c’est la promesse de ce grand cadeau qui avait réconcilié Guenièvre et le Seigneur des Souris avant le baptême de Lancelot dans la Churn. Apprenant cette histoire, je me dis que, si seulement j’avais accepté que Lancelot fût initié aux mystères de Mithra, rien de tout cela, peut-être, ne serait arrivé.
Le destin est inexorable.
Les portes du sanctuaire étaient closes maintenant. Aucune des personnes prises au piège ne s’était échappée. Arthur en avait fait sortir Guenièvre pour s’entretenir avec elle un bon moment. Puis il était retourné seul dans la cave, Excalibur à la main, et n’en était ressorti qu’une bonne heure après. Quand il avait reparu, son visage était plus froid que la mer et aussi gris que la lame d’Excalibur, sauf que la précieuse lame était maintenant rouge et couverte de sang. D’une main, il portait le cercle d’or cornu qu’avait porté Guenièvre dans le rôle d’Isis, de l’autre, son épée. « Ils sont morts, m’annonça-t-il.
— Tous ?
— Tous. »
Il avait l’air étrangement indifférent alors même qu’il avait du sang sur les bras, sur son armure d’écailles et même sur les plumes d’oie de son casque.
« Les femmes aussi ? » demandai-je, car Lunete était l’une des prêtresses d’Isis. Je n’avais plus d’amour pour elle maintenant, mais elle avait été autrefois ma maîtresse, et j’en eus un pincement de cœur. Les hommes du temple étaient les plus beaux lanciers de Lancelot, et les femmes, les suivantes de Guenièvre.
« Tous morts », fit Arthur, d’un ton presque léger. Il avait descendu d’un pas lent l’allée de gravier au centre du jardin d’agrément. « Ce n’était pas leur première nuit, reprit-il, d’un air presque dérouté. Apparemment, ils le faisaient souvent. Tous. Quand la lune s’y prêtait. Et ils le faisaient les uns avec les autres. Tous, sauf Guenièvre. Qui ne l’a fait qu’avec les jumeaux ou avec Lancelot. » Il haussa les épaules, laissant paraître une émotion pour la première fois depuis qu’il était sorti de la cave avec un regard glacial. « Il semble, reprit-il, qu’elle l’ait fait dans mon intérêt. Qui s’assiéra sur le trône ? Arthur, Arthur, Arthur, mais la Déesse ne pouvait m’approuver. » Il s’était mis à pleurer. « Ou alors, c’est que j’ai opposé à la Déesse une résistance trop farouche, et ils ont pris le nom de Lancelot au lieu du mien. » Il donna un coup d’épée en l’air. « Lancelot, fit-il d’une voix douloureuse. Cela fait des années, Derfel, qu’elle couche avec Lancelot, et tout cela au nom de la religion, à ce qu’elle dit ! La religion ! Il était généralement Osiris, elle était toujours Isis. Qu’aurait-elle pu être ? »
Il rejoignit la terrasse et s’assit sur un banc de pierre d’où il avait vue sur la crique baignée par la lumière de la lune. « Je n’aurais pas dû les tuer tous, fit-il après un long moment de silence.
— Non, Seigneur, vous n’auriez pas dû.
— Mais qu’aurais-je pu faire d’autre ? C’était immonde, Derfel, proprement immonde ! »
Il se remit à sangloter, dit je ne sais quoi sur la honte, parla des morts qui avaient été les témoins de la honte de sa femme et de son déshonneur. Incapable d’ajouter un mot de plus, il se laissa aller à des sanglots désespérés. Je gardai le silence. Il lui était apparemment égal que je fusse ou non avec lui, mais je lui tins compagnie jusqu’à ce que l’heure vînt de conduire Dinas et Lavaine au bord de l’eau afin que Nimue pût extraire l’âme de leur corps à petit feu.
Dans la grisaille de l’aube, Arthur était assis, vide et épuisé, dominant la mer. Les cornes gisaient à ses pieds, son casque et la lame nue d’Excalibur posés sur le banc à côté de lui. En séchant, le sang avait formé une épaisse croûte brune.
« Il est temps de partir, Seigneur, dis-je alors que l’aube donnait à la mer la couleur d’une lame d’épée.
— L’amour », fit-il d’un ton amer.
Je crus qu’il m’avait mal compris.
« Il est temps de partir, Seigneur.
— Pour quoi faire ?
— Pour honorer votre serment jusqu’au bout. »
Il cracha, puis resta assis en silence. On avait ramené les chevaux des bois et emballé le Chaudron et les Trésors pour le voyage. Les lanciers nous observaient et attendaient.
« Est-il encore un seul serment, me demanda-t-il avec aigreur, qui n’ait été bafoué ? Un seul ?
— Il faut y aller, Seigneur ! »
Comme il ne bougeait ni ne parlait, je tournai les talons : « Ou alors, nous partirons sans vous, fis-je brutalement.
— Derfel ! appela Arthur d’une voix qui trahissait sa douleur.
— Seigneur ? »
Il avait les yeux fixés sur son épée et semblait surpris de la voir encroûtée de sang : « Ma femme et mon enfant sont dans une chambre, à l’étage. Veux-tu bien aller me les chercher ? Ils peuvent faire la route sur le même cheval. Puis nous pourrons partir. »
Il faisait tout son possible pour paraître normal, comme si c’était une aube nouvelle pareille à toutes les autres.
« Oui, Seigneur », fis-je.
Il se leva et remit Excalibur, toute souillée de sang, au fourreau : « J’imagine maintenant que nous devons refaire la Bretagne ? dit-il avec aigreur.
— Oui, Seigneur. Tel est notre devoir. »
Il me fixa de nouveau et je vis bien qu’il avait de nouveau envie de pleurer.
« Tu sais quoi, Derfel ?
— Dites-moi, Seigneur.
— Ma vie ne sera plus jamais la même, n’est-ce pas ?
— Je ne sais pas, Seigneur. Je ne sais vraiment pas. »
Les larmes se remirent à couler sur ses joues.
« Je l’aimerai jusqu’au jour de ma mort. Tous les jours de ma vie, je penserai à elle. Toutes les nuits, avant de m’endormir, je la verrai, et à chaque aube je me retournerai dans mon lit pour m’apercevoir qu’elle est partie. Chaque jour, Derfel, chaque nuit, chaque aube jusqu’à l’heure de ma mort. »
Il ramassa son casque avec son panache taché de sang, abandonna les cornes d’ivoire et fit quelques pas avec moi. J’allai chercher Guenièvre et son fils dans leur chambre à coucher, puis nous partîmes.
Gwenhwyvach put alors disposer à sa guise du Palais marin. Elle y vécut seule en proie à ses divagations, au milieu des lévriers et des somptueux trésors qui se décomposaient tout autour d’elle. Postée à la fenêtre, elle attendait la venue de Lancelot, car elle était sûre que son seigneur viendrait un jour partager sa vie au bord de l’eau dans le palais de sa sœur. Mais son seigneur ne vint jamais et tous les trésors furent volés. Le palais s’effondra et Gwenhwyvach périt dans les décombres. C’est du moins le bruit qui courut. Ou peut-être vit-elle encore là-bas, attendant sur la côte l’homme qui ne vient jamais.
Nous partîmes. Et sur les rives boueuses de la crique, les goélands déchiraient les abattis.
*
Dans une longue robe noire couverte d’un manteau vert foncé, ses cheveux roux soigneusement ramenés en arrière et noués par un ruban noir, Guenièvre montait la jument d’Arthur, Llamrei. Elle montait en amazone, tenant le pommeau de sa main droite, le bras gauche passé autour de la taille de son fils effrayé et larmoyant, incapable de quitter des yeux son père qui marchait obstinément derrière le cheval.
« J’imagine que je suis son père ? » lui lança Arthur avec mépris.
Les yeux rougis par les pleurs, Guenièvre se contenta de détourner la tête. Le mouvement du cheval ne cessait de la balancer d’avant en arrière, mais elle ne s’en débrouillait pas moins pour conserver son élégance. « Personne d’autre, Seigneur Prince, fit-elle après un bon moment. Personne d’autre. »
Après quoi Arthur continua à marcher en silence. Il ne voulait pas de ma compagnie. Il ne voulait d’autre compagnie que sa propre misère et je rejoignis Nimue en tête du cortège. Suivaient les cavaliers, puis Guenièvre, tandis qu’à l’arrière mes lanciers escortaient le Chaudron. Nimue suivait la même route qui nous avait conduits sur la côte : un sentier de fortune qui grimpait à travers une lande désolée parsemée d’ifs et d’ajoncs.
« Gorfyddyd avait donc raison, dis-je au bout d’un moment.
— Gorfyddyd ? demanda Nimue, surprise de me voir exhumer le nom de ce vieux roi.
— À Lugg Vale, quand il a traité Guenièvre de putain.
— Et toi, Derfel Cadarn, fit Nimue avec mépris, tu t’y connais en putains ?
— Qu’est-elle d’autre ? demandai-je avec aigreur.
— Pas une putain ! »
Nimue fit un geste en direction de panaches de fumée qui s’élevaient au-dessus des arbres lointains, signe que les soldats de la garnison de Vindocladia préparaient leur petit déjeuner. « Il va falloir les éviter », observa Nimue, quittant la route pour nous entraîner du côté ouest, vers une ceinture d’arbres plus épaisse. La garnison était certainement au courant de la descente d’Arthur au palais et, à mon avis, n’avait aucune envie de l’affronter, mais je suivis docilement Nimue, et les cavaliers en firent autant.
« Au fond, reprit Nimue au bout d’un moment, qu’a fait Arthur, sinon épouser une rivale au lieu d’une compagne.
— Une rivale ?
— Guenièvre pourrait gouverner la Dumnonie aussi bien que n’importe quel homme, observa-t-elle, et mieux que la plupart. Elle est plus intelligente que lui et à tous égards aussi déterminée. Si elle avait été la fille d’Uther plutôt que de cet imbécile de Leodegan, tout eût été différent. Elle aurait été une autre Boudicca, et il y aurait des cadavres de chrétiens d’ici jusqu’à la mer d’Irlande et des Saxons morts jusqu’à la mer de Germanie.
— Boudicca, lui fis-je observer, a perdu sa guerre.
— Guenièvre aussi, dit-elle d’un air sombre.
— Je ne vois pas en quoi elle était la rivale d’Arthur, repris-je. Elle avait le pouvoir. Je ne crois pas qu’il ait jamais pris une décision sans lui en parler.
— Et il s’adressait au Conseil, auquel aucune femme ne peut siéger, ajouta sèchement Nimue. Mets-toi à la place de Guenièvre, Derfel. Elle est plus vive que vous tous réunis, mais chacune de ses idées devait être soumise à un ramassis d’hommes aussi lourds qu’obtus. Toi, l’évêque Emrys et ce raseur de Cythryn qui joue les beaux esprits, puis rentre à la maison et rosse sa femme et l’oblige à le regarder prendre une naine dans leur lit. Des conseillers ! Tu crois que la Dumnonie ferait la différence si vous périssiez tous noyés ?
— Un roi doit avoir un Conseil, fis-je avec indignation.
— Pas s’il est intelligent. Pourquoi serait-ce une nécessité ? Merlin a-t-il un Conseil ? Merlin a-t-il besoin d’une pleine couvée d’imbéciles solennels pour lui dire que faire ? Le seul rôle du Conseil est de vous donner le sentiment d’être des gens importants.
— Il en a bien d’autres. Comment un roi saurait-il ce que pense son peuple sans Conseil ?
— Qui se soucie de ce que pensent les imbéciles ? Laissez les gens penser par eux-mêmes et la moitié se feront chrétiens. Bel hommage à leur capacité de réflexion ! fit-elle en crachant. Et qu’est-ce que vous faites au juste au Conseil ? Vous dites à Arthur ce que racontent les bergers ? Et Cythryn, j’imagine, représente tous les culbuteurs de naines de Dumnonie ? C’est ça ? fit-elle en riant. Le peuple ! Les gens sont des idiots. Voilà pourquoi ils ont un roi, et pourquoi le roi a des lanciers.
— Arthur, insistai-je, a assuré au pays un bon gouvernement, et il l’a fait sans tourner ses lances contre le peuple.
— Et voilà le résultat », répliqua Nimue. Elle marcha quelques instants en silence, puis soupira : « Guenièvre a eu raison de bout en bout, Derfel. Arthur devait être roi. Elle le savait. Elle le voulait. Elle en aurait même été heureuse, car, Arthur roi, elle eût été reine, et cela lui aurait donné tout le pouvoir dont elle avait besoin. Mais ton cher Arthur ne voulait pas du trône. Le noble esprit ! Tous ces serments sacrés ! Et qu’est-ce qu’il voulait ? Être fermier. Vivre comme toi et Ceinwyn, être heureux en ménage au milieu des rires et des enfants, fit-elle sur le ton de la dérision. Et tu crois que Guenièvre aurait pu se satisfaire de cette vie ? L’idée même l’ennuyait à mourir ! Et c’est tout ce à quoi Arthur a jamais aspiré. C’est une femme intelligente et vive et il voulait en faire une vache laitière. Ça t’étonne qu’elle ait cherché d’autres excitations ?
— Ses putasseries, tu veux dire ?
— Oh, Derfel, ne sois pas sot. Suis-je une putain parce que j’ai couché avec toi ? À d’autres. »
Nous avions atteint les arbres et Nimue obliqua vers le nord pour marcher entre les frênes et les grands ormes. Les lanciers nous suivaient d’un air hébété, et je crois bien que, si nous les avions fait tourner en rond, ils nous auraient suivi sans protester, tellement nous étions tous ahuris et sonnés par les horreurs de la nuit.
« Elle a brisé son serment conjugal, reprit Nimue, la belle affaire ! Tu crois qu’elle est la première ? Ou crois-tu que ça fait d’elle une putain ? Auquel cas la Bretagne en est pleine à ras bord, de putains. Elle n’est pas une putain, Derfel. C’est une femme à poigne qui est née avec un esprit vif et une belle allure. Arthur l’a aimée pour son physique et n’a pas voulu se servir de son intelligence. Il ne voulait pas qu’elle fasse de lui un roi, alors elle s’est tournée vers sa religion ridicule pendant qu’Arthur se contentait de lui seriner combien elle serait heureuse le jour où il raccrocherait Excalibur pour se mettre à élever du bétail ! »
Cette seule idée la fit rire.
« Et parce qu’il ne lui est jamais venu à l’idée d’être infidèle, il n’a jamais soupçonné que Guenièvre pouvait l’être. Nous, si, mais pas Arthur. Il ne cessait de se répéter combien son couple était parfait, et pendant qu’il vadrouillait la belle Guenièvre attirait les hommes comme la charogne les mouches. Et il ne manquait pas d’hommes beaux, d’hommes intelligents, d’hommes spirituels, d’hommes avides de pouvoir. Et elle a trouvé un bel homme qui voulait tout le pouvoir possible ; alors Guenièvre a décidé de l’aider. Arthur rêvait d’une étable, Lancelot voulait être Grand Roi de Bretagne, et Guenièvre a trouvé cette perspective un peu plus excitante que celle d’élever des vaches ou de torcher le cul de ses gamins. Et cette religion stupide l’a encouragée. L’arbitre des trônes ! Ce n’est pas parce qu’elle est une putain qu’elle couchait avec Lancelot, grand sot, mais pour faire de lui le Grand Roi.
— Et Dinas ? Et Lavaine ?
— C’étaient ses prêtres. Ils l’aidaient. Et dans certaines religions, Derfel, hommes et femmes copulent. Ça fait partie du culte. Et pourquoi pas ? »
Elle donna un coup de pied dans un caillou qu’elle regarda ricocher au milieu des liserons.
« Et puis crois-moi, Derfel, ces deux-là étaient vraiment beaux. Je le sais, parce que c’est moi qui leur ai enlevé cette beauté, mais pas en raison de ce qu’ils ont fait avec Guenièvre. Je l’ai fait parce qu’ils ont offensé Merlin et qu’ils ont pris ta fille. »
Elle fit quelques pas en silence et reprit : « Ne méprise pas Guenièvre. Ne la méprise pas parce qu’elle s’ennuyait. Méprise-la, si tu le dois, parce qu’elle a volé le Chaudron, et sais gré à Dinas et Lavaine de n’en avoir jamais libéré la puissance. Mais il a servi à Guenièvre. Elle s’y baignait toutes les semaines et c’est pourquoi elle n’a jamais vieilli d’une semaine. »
Elle se retourna en entendant des bruits de pas derrière nous. C’était Arthur, qui nous rattrapait en courant. Il avait encore l’air sidéré, mais il avait dû s’apercevoir depuis quelques secondes que nous avions quitté la route.
« Où allons-nous ?
— Vous voulez que la garnison nous voie ? » demanda Nimue en montrant du doigt la fumée de leurs brasiers.
Il ne dit mot, se contentant de fixer la fumée comme s’il n’avait encore jamais vu une chose pareille. Nimue me jeta un coup d’œil et haussa les épaules. Visiblement, il avait encore l’esprit brouillé.
« S’ils voulaient la bagarre, dit Arthur, ils seraient déjà partis à notre recherche. »
II avait les yeux rouges et bouffis, et, peut-être était-ce l’effet de mon imagination, mais ses cheveux paraissaient plus gris : « Que ferais-tu, me demanda-t-il, si tu étais l’ennemi ? » Il ne voulait pas parler de la chétive garnison de Vindocladia, mais il ne pouvait se résoudre non plus à prononcer le nom de Lancelot.
« J’essaierais de nous tendre un piège, Seigneur.
— Comment ? Où ? fit-il avec irritation. Dans le nord, c’est cela ? C’est la route la plus rapide pour retrouver les lances amies, et ils le sauront. Nous n’irons donc pas dans le nord. »
Il me dévisagea, me donnant presque l’impression qu’il ne me reconnaissait pas.
« Nous allons nous jeter dans la gueule du loup, Derfel, annonça-t-il sauvagement.
— Dans la gueule du loup, Seigneur ?
— Nous allons rejoindre Caer Cadarn. »
Je me tus. Il déraisonnait. Le chagrin et la colère l’avaient mis dans tous ses états et je me demandais comme j’allais pouvoir le détourner de ce suicide : « Nous sommes quarante, Seigneur, fis-je tranquillement.
— Caer Cadarn, reprit-il, ignorant mon objection. Qui tient le Caer tient la Dumnonie, et qui tient la Dumnonie tient la Bretagne. Si tu ne veux pas venir, Derfel, suis ton chemin. Moi, je vais à Caer Cadarn. »
Il tourna les talons.
« Seigneur ! le rappelai-je. Dunum se trouve sur notre chemin. »
C’était une grande forteresse et, bien que sa garnison fût sans doute réduite, elle abritait certainement bien assez de lanciers pour détruire nos modestes forces.
« Toutes les forteresses de la Bretagne seraient-elles sur notre route que ça me serait bien égal, me lança Arthur. Tu fais ce que tu veux. Moi, je vais à Caer Cadarn. »
Il s’éloigna, criant aux cavaliers de tourner à l’ouest. Je fermai les yeux, convaincu que mon seigneur voulait mourir. Privé de l’amour de Guenièvre, il n’aspirait qu’à une chose : mourir. Il voulait tomber sous les lances ennemies au cœur du pays pour lequel il s’était si longtemps battu. Je ne voyais d’autre explication à sa volonté de conduire sa petite bande de lanciers exténués au cœur même de la rébellion. A moins qu’il ne voulût mourir à côté de la Pierre royale de Dumnonie. Et c’est alors que la mémoire me revint et que je rouvris les yeux : « Il y a longtemps de cela, dis-je à Nimue, j’ai discuté avec Ailleann. »
C’était une esclave irlandaise, plus âgée qu’Arthur. Mais elle avait été pour lui une maîtresse aimante avant qu’il ne connût Guenièvre, et Amhar et Loholt étaient ses fils ingrats. Elle vivait encore, gracieuse, les cheveux grisonnants maintenant, et probablement était-elle encore prisonnière de Corinium assiégée. Et voici que, perdu dans la Dumnonie qui vacillait, j’entendis sa voix par-delà les années. Regarde bien Arthur, m’avait-elle dit. Car quand tu le croiras condamné, quand tout sera au plus noir, il t’étonnera. Il gagnera. Et je répétai ses paroles à Nimue : « Et elle a aussi ajouté que, la victoire acquise, il commettrait une fois de plus la même erreur en pardonnant à ses ennemis.
— Pas cette fois, dit Nimue. Pas cette fois. L’imbécile a appris la leçon, Derfel. Alors, que vas-tu faire ?
— Ce que j’ai toujours fait. Je l’accompagne. »
Dans la gueule de l’ennemi. À Caer Cadarn.
*
Ce jour-là, Arthur était mû par une énergie frénétique, désespérée, comme si la solution de tous ses malheurs se trouvait au sommet de Caer Cadarn. Il ne fit rien pour cacher sa petite force, mais se contenta de marcher au nord, puis à l’ouest, sous l’ours de son étendard. Il prit le cheval de l’un de ses hommes et endossa sa célèbre armure afin que nul n’ignorât qui chevauchait au cœur du pays. Il allait aussi vite que mes lanciers pouvaient marcher et, lorsqu’un cheval se fendit un sabot, il abandonna la bête pour reprendre sa course. Il voulait rejoindre le Caer.
Nous passâmes par Dunum. Les Anciens avaient construit un grand fort sur la colline, les Romains y avaient ajouté leur mur, et Arthur avait restauré les fortifications pour y poster une forte garnison. Celle-ci n’avait jamais connu la bataille, mais si jamais il prenait l’envie à Cerdic d’attaquer par l’ouest, sur la côte de la Dumnonie, Dunum serait l’un de ses principaux obstacles. Malgré les longues années de paix, Arthur n’avait jamais laissé le fort tomber en ruines. Un étendard flottait sur les remparts. En nous rapprochant, je vis que ce n’était pas le pygargue, mais le dragon rouge. Dunum était restée loyale.
La garnison ne comptait plus que trente hommes. Les autres étaient chrétiens ou avaient déserté à moins que, craignant qu’Arthur et Mordred ne fussent tous les deux morts, ils se fussent laissé fléchir. Mais Lanval, le commandant de la garnison, s’était accroché à ses forces réduites, voulant croire contre tout espoir que les nouvelles de malheur étaient fausses. Voyant Arthur arriver, Lanval avait abandonné ses hommes à la porte. Arthur se laissa glisser de sa selle pour serrer le vieux guerrier dans ses bras. Nous n’étions plus quarante, maintenant, mais soixante-dix, et je pensai aux paroles d’Ailleann. Au moment même où tu le crois battu, avait-elle dit, il commence à gagner.
Lanval marcha à côté de moi, tenant son cheval par la bride, et me raconta qu’ils avaient vu passer les lanciers de Lancelot : « Nous ne pouvions les arrêter et ils ne nous ont pas défiés. Ils ont juste essayé de me convaincre de me rendre. Je leur ai répondu que je ne retirerais l’étendard de Mordred que lorsqu’Arthur m’en donnerait l’ordre, et que je ne croirais à la mort d’Arthur que le jour où l’on m’apporterait sa tête sur un bouclier. »
Arthur avait dû lui toucher un mot de Guenièvre, car Lanval, qui avait jadis commandé sa garde, l’évita. Quand je lui eus un peu raconté ce qui s’était passé au Palais marin, il secoua tristement la tête : « Elle et Lancelot le faisaient déjà à Durnovarie, dit-il, dans ce temple qu’elle s’était aménagé.
— Tu étais au courant ? demandai-je, horrifié.
— Je n’en savais rien, fit-il d’un air las, mais j’ai entendu des rumeurs, Derfel, uniquement des rumeurs. Et je ne voulais pas en savoir davantage, reprit-il en crachant au bord de la route. J’étais là-bas le jour où Lancelot est arrivé d’Ynys Trebes et je me souviens qu’ils ne pouvaient détacher les yeux l’un de l’autre. Après quoi, ils se sont cachés, bien sûr, et Arthur n’a jamais rien soupçonné. Et il n’a fait que leur faciliter les choses ! Il lui faisait confiance et il n’était jamais chez lui. Il était toujours en vadrouille, inspectant un fort ou siégeant dans un tribunal. Je ne doute pas qu’elle appelle ça une religion, Derfel. Mais c’est moi qui te le dis : si cette dame est amoureuse de quelqu’un, c’est de Lancelot.
— Je crois qu’elle aime Arthur.
— Peut-être, mais il est trop direct pour elle. Il n’y a aucun mystère dans son cœur, tout est écrit sur son visage, et c’est une dame qui aime la subtilité. C’est moi qui te le dis : c’est Lancelot qui fait battre son cœur plus vite. »
Et c’était Guenièvre, pensai-je tristement, qui faisait battre plus vite celui d’Arthur. Je n’osais même pas penser à ce qui se passait dans son cœur maintenant.
Cette nuit-là, on dormit en plein air. Mes hommes gardèrent Guenièvre, qui s’occupait de Gwydre. Rien n’avait été dit de son destin. Aucun d’entre nous ne voulait poser la question à Arthur, et chacun s’efforça de la traiter avec une politesse distante. Elle nous traita de la même manière, sans demander de faveur, et évita Arthur. La nuit tombant, elle raconta des histoires à son fils, mais quand il se fut endormi je la vis qui se balançait à côté de lui et sanglotait doucement. Arthur le vit, lui aussi, et se mit à pleurer, puis s’éloigna pour cacher sa misère.
L’aube nous remit sur la route, et notre route nous conduisit dans un charmant paysage baigné de soleil sous un ciel sans nuages. C’était la Dumnonie pour laquelle Arthur s’était battu : une terre riche et fertile, que les Dieux avaient voulue si belle. Les villages avaient d’épaisses toitures de chaume et de grands vergers, mais trop nombreuses étaient les chaumières brûlées ou aux murs défigurés par la marque du poisson. Je remarquai pourtant que les chrétiens n’insultaient pas Arthur comme ils l’auraient sans doute fait naguère, et j’en conclus que la fièvre qui s’était abattue sur le pays commençait déjà à retomber. Entre les villages, la route serpentait entre les ronces aux fleurs roses et les prairies parsemées de trèfles, de boutons d’or, de pâquerettes et de coquelicots. Les roitelets des saules et les bruants jaunes, les derniers oiseaux à faire leur nid, volaient avec des brins de paille dans le bec, tandis que plus haut, au-dessus de quelques chênes, je crus voir un faucon prendre son vol. Puis je m’aperçus que ce n’était pas un faucon, mais un jeune coucou qui volait pour la première fois. Un bon augure ! me dis-je. Car Lancelot, comme le jeune coucou, n’avait que l’apparence d’un faucon. En vérité, il n’était qu’un usurpateur.
Nous nous arrêtâmes à une petite lieue de Caer Cadarn, dans un petit monastère bâti près d’une source sacrée qui jaillissait en bouillonnant d’une chênaie. Où s’élevait jadis un sanctuaire druidique, c’était le Dieu des chrétiens qui gardait maintenant les eaux, mais le Dieu ne pouvait résister à mes lanciers qui, sur les ordres d’Arthur, enfoncèrent la porte et mirent la main sur une douzaine de robes de bure. L’évêque du monastère refusa de prendre la somme qu’on lui offrit et se contenta de maudire Arthur. Désormais incapable de dominer sa colère, Arthur frappa l’évêque. Nous le laissâmes en sang dans la source sacrée pour reprendre notre marche vers l’ouest. L’évêque se nommait Carannog et il est saint aujourd’hui. Arthur, me dis-je parfois, a fait plus de saints que Dieu.
On arriva à Caer Cadarn par Penn Hill, mais notre troupe s’arrêta sous la crête de la colline, avant d’être visible depuis ses remparts. Arthur désigna une douzaine de lanciers et leur ordonna de se tonsurer à la manière des chrétiens puis d’enfiler les robes de moines. C’est Nimue qui fit la coupe avant de fourrer tous les cheveux dans un sac pour les mettre en sécurité. Je me portai volontaire pour être parmi les douze, mais Arthur refusa. Ceux qui se présenteraient aux portes du Caer ne devaient pas avoir un visage connu.
Issa se prêta au couteau et, quand il eut le crâne rasé, il m’adressa un large sourire : « Ai-je l’air d’un chrétien, Seigneur ?
— Tu ressembles à ton père. Chauve et affreux. »
Les douze hommes cachèrent une épée sous leur robe, mais il n’était pas question pour eux d’emporter leur lance. On dégagea donc la pointe des lances de leur hampe : les bâtons leur serviraient d’armes. Leurs fronts rasés étaient plus pâles que leur visage, mais avec le capuchon rabattu sur la tête ils passeraient pour des moines. « Allez-y », leur dit Arthur.
Caer Cadarn n’avait pas de réelle valeur militaire. Mais, en tant que symbole de la royauté de Dumnonie, il était d’une valeur inestimable. Ne serait-ce que pour cette raison, nous savions que la forteresse serait bien gardée, et qu’il faudrait beaucoup de chance et de vaillance à nos douze faux moines pour amener la garnison à ouvrir les portes. Nimue les bénit. Ils grimpèrent jusqu’à la crête avant de disparaître sur l’autre flanc. Peut-être est-ce parce que nous portions le Chaudron ou qu’Arthur a toujours eu de la chance dans la guerre, mais notre stratagème réussit. Postés au sommet de la colline, sur l’herbe chaude, Arthur et moi regardâmes Issa et ses hommes glisser et dévaler le flanc ouest escarpé de Pen Hill, traverser les grands pâturages, puis escalader le sentier raide qui menait à la porte est de Caer Cadarn. Issa et ses hommes tuèrent les sentinelles et s’emparèrent des lances et des boucliers des morts afin de défendre leur précieuse porte. Encore une ruse que les chrétiens ne devaient jamais pardonner à Arthur.
Dès qu’il vit que la porte était prise, Arthur sauta sur le dos de sa jument. « En avant ! » cria-t-il, et ses vingt cavaliers lancèrent leurs bêtes sur la crête et dévalèrent la pente herbeuse à sa suite. Dix hommes le suivirent jusqu’au fort proprement dit, tandis que les dix autres galopèrent autour du pied de la colline pour couper la retraite à une éventuelle garnison.
Le reste de la troupe suivit. Chargé de Guenièvre, Lanval se trouvait ralenti, mais mes hommes descendirent la pente escarpée en trombe pour escalader aussitôt le chemin caillouteux où attendaient Arthur et Issa. Une fois la porte tombée, la garnison n’avait pas opposé la moindre résistance. Il y avait là cinquante lanciers, pour la plupart des vétérans estropiés ou des novices, mais c’était encore plus qu’assez pour tenir les murs contre notre modeste force. Une poignée tenta de s’échapper. Nos cavaliers les rattrapèrent sans mal pour les reconduire dans la place, où Issa et moi avions rejoint la porte ouest pour abattre l’étendard de Lancelot et le remplacer par l’ours d’Arthur. Nimue brûla les cheveux coupés, puis cracha sur les moines terrifiés qui s’étaient installés sur le Caer pour y superviser la construction de la grande église de Sansum.
Beaucoup plus intraitables que les lanciers de la garnison, ces moines avaient déjà creusé les fondations de l’église pour y placer les rochers du cercle de pierres qui se trouvait au sommet du Caer. Ils avaient abattu la moitié des murs de la salle de banquet et, avec le bois, avaient commencé à élever les murs d’une église en forme de croix. « Ça brûlera bien », fit Issa d’un air guilleret tout en passant la main sur sa nouvelle tonsure.
Faute de pouvoir utiliser la salle, Guenièvre et son fils héritèrent de la plus grande cabane du Caer. Elle abritait une famille de lanciers, que l’on pria de sortir pour y installer Guenièvre. Elle regarda la paillasse et les toiles d’araignées dans les combles et frissonna. Lanval posta un lancier à la porte, puis observa l’un des cavaliers d’Arthur qui empoignait le commandant de l’garnison : l’un de ceux qui avaient tenté de fuir.
Le commandant vaincu n’était autre que Loholt, l’un des jumeaux d’Arthur qui avaient empoisonné la vie de leur mère et en avaient toujours voulu à leur père. Loholt, qui avait maintenant trouvé son seigneur en la personne de Lancelot, se laissa traîner par les cheveux aux pieds de son père.
Loholt s’agenouilla. Arthur le fixa un bon moment, puis se retourna et s’en alla. « Père ! » cria Loholt, mais Arthur ne voulut rien entendre.
Il se dirigea vers la rangée des prisonniers. Il reconnut quelques hommes qui l’avaient servi autrefois, tandis que d’autres venaient de l’ancien royaume belge de Lancelot. Ces hommes, dix-neuf au total, furent conduits jusqu’à l’église en chantier et mis à mort. Le châtiment était rude, mais Arthur n’était pas d’humeur à se laisser apitoyer par des envahisseurs. Il ordonna à mes hommes de les tuer, et ils s’exécutèrent. Les moines protestèrent, les femmes et les enfants des prisonniers hurlèrent. Puis j’ordonnai qu’on les conduisît à la porte est et qu’on les chassât.
Restaient trente et un prisonniers, tous dumnoniens. Arthur parcourut leurs rangs et désigna six hommes : le cinquième, le dixième, le quinzième, le vingtième, le vingt-cinquième et le trentième. « Tue-les », m’ordonna-t-il froidement. Je conduisis les six hommes à l’église et ajoutai leurs cadavres au monceau ensanglanté. Les autres captifs s’agenouillèrent et, l’un après l’autre, baisèrent l’épée d’Arthur afin de renouveler leur serment. Mais, avant de porter la lame à leurs lèvres, on les obligea à s’agenouiller devant Nimue qui leur marqua le front avec une pointe de lance chauffée à blanc. Tous portaient ainsi la marque des guerriers qui s’étaient rebellés contre leur seigneur. La brûlure les promettait désormais à une mort certaine au moindre faux pas. Tant que leur front les brûlerait, ils feraient des alliés douteux, mais Arthur n’en était pas moins à la tête d’une petite armée de plus de quatre-vingts hommes.
Loholt attendait à genoux. Il était encore jeune et avait le teint frais. Arthur l’empoigna par sa maigre barbe pour le traîner vers la Pierre royale, la seule qui restât de l’ancien cercle. Il jeta son fils à terre à côté de la pierre : « Où est ton frère ?
— Avec Lancelot, Seigneur. »
Loholt tremblait, terrorisé par l’odeur de la peau brûlée.
« C’est-à-dire ?
— Ils sont allés dans le nord, Seigneur, fit Loholt en levant les yeux vers son père.
— Alors tu peux les rejoindre, fit Arthur, et le visage de Loholt laissa paraître son immense soulagement d’être encore en vie. Mais dis-moi d’abord simplement, demanda-t-il d’une voix glacée, pourquoi as-tu porté la main contre ton père ?
— Ils ont dit que vous étiez mort, Seigneur.
— Et qu’as-tu fait, fils, pour venger ma mort ? »
Arthur attendit une réponse, mais Loholt n’en avait aucune.
« Et quand tu as su que j’étais vivant, reprit Arthur, pourquoi avoir continué à s’opposer à moi ? »
Loholt leva les yeux vers le visage implacable de son père et trouva en lui le courage de répondre : « Vous n’avez jamais été un père pour nous ! » fit-il avec aigreur.
Un spasme déforma le visage d’Arthur et je crus qu’il allait céder à une terrible explosion de colère, mais quand il ouvrit la bouche, sa voix était étrangement calme : « Mets la main droite sur la pierre », ordonna-t-il à son fils.
Loholt crut que c’était pour prêter serment et posa docilement la main au centre de la Pierre royale. Arthur tira Excalibur. Loholt comprit l’intention de son père et retira la main : « Non ! cria-t-il. Par pitié, non !
— Retiens-la, Derfel », fit Arthur.
Loholt se débattit, mais il n’était pas de force à résister. Je le giflai pour le soumettre, puis découvris son bras droit jusqu’au coude et le posai à plat sur la pierre, où je le maintins fermement tandis qu’Arthur brandissait sa lame. Loholt criait : « Non, père. Par pitié ! »
Mais Arthur était sans pitié ce jour-là. Et il le demeura longtemps encore : « Tu as levé la main contre ton père, Loholt, et pour cela tu perds et le père et la main. Je te renie. » Et sur cette redoutable malédiction, il abattit son épée : un jet de sang gicla à travers la pierre tandis que Loholt faisait un bond en arrière. Il poussa un cri perçant en saisissant son moignon sanglant et en apercevant sa main tranchée, puis il gémit de douleur. « Bande-le, ordonna Arthur à Nimue. Puis le petit imbécile pourra filer. » Sur ce, il s’éloigna.
D’un coup de pied, je fis tomber de la pierre la main coupée avec ses deux pathétiques anneaux de guerrier. Arthur avait laissé tomber Excalibur sur l’herbe. Je ramassai l’épée et la déposai avec respect sur la mare de sang. Voilà qui était dans l’ordre des choses : la bonne épée sur la bonne pierre. Il avait fallu tant d’années pour en arriver là.
« Maintenant, nous attendons, conclut Arthur d’un air sinistre. Laissons le salaud venir à nous. »
Il était encore incapable de prononcer le nom de Lancelot.
*
Lancelot arriva deux jours plus tard.
Nous ne le savions pas encore, mais sa rébellion s’effondrait. Renforcé par les deux premiers contingents de lanciers du Powys, Sagramor avait isolé les hommes de Cerdic à Corinium, et le Saxon ne lui échappa qu’au prix d’une marche de nuit à pas forcés, et encore la vengeance de Sagramor lui coûta-t-elle plus de cinquante hommes. La frontière de Cerdic était toujours beaucoup plus à l’ouest qu’autrefois, mais la nouvelle qu’Arthur était en vie et avait repris Caer Cadarn et la menace de la haine implacable du Numide suffirent à persuader le Saxon d’abandonner son allié Lancelot. Il se rabattit sur sa nouvelle frontière et envoya des hommes prendre ce qu’ils pouvaient des terres belges de Lancelot. Au moins Cerdic avait-il profité de la rébellion.
Lancelot se rendit à Caer Cadarn avec son armée. Le noyau dur de cette armée se composait de sa garde saxonne et de deux cents guerriers belges, renforcés par des centaines de recrues chrétiennes, convaincus de faire l’œuvre de Dieu en servant Lancelot. Mais le fait qu’Arthur eût repris le Caer et les attaques de Morfans et de Galahad au sud de Glevum semèrent la confusion dans leurs rangs et les démoralisèrent. Les chrétiens se mirent à déserter, même s’ils étaient encore au moins deux cents derrière Lancelot lorsque celui-ci arriva entre chien et loup, deux jours après que nous avions repris la colline royale. Si seulement il osait attaquer Arthur, il conservait une chance de garder son royaume, mais il hésita et, à l’aube, Arthur m’envoya auprès de lui avec un message. Je portais mon bouclier renversé et avais noué quelques feuilles de chêne à la pointe de ma lance pour bien montrer que je venais parlementer, non me battre. Un chef belge vint à ma rencontre et jura de respecter la trêve avant de me conduire au palais de Lindinis où Lancelot s’était installé. J’attendis dans la cour extérieure, sous le regard de lanciers moroses, tandis que Lancelot n’arrivait pas à décider s’il devait ou non me recevoir.
J’attendis plus d’une heure, mais enfin Lancelot parut. Il avait passé son armure d’écailles émaillées de blanc, portant son casque doré sous un bras et son épée au crucifix à la hanche. Amhar et Loholt, avec ses bandages, se tenaient derrière lui, encadré par sa garde saxonne et une douzaine de chefs. Bors, son champion, se tenait à côté de lui. Il se dégageait de tous des relents de défaite. L’odeur leur collait à la peau comme à de la viande pourrie. Lancelot aurait pu nous isoler dans le Caer, se retourner contre Morfans et Galahad, puis revenir nous affamer, mais il avait perdu tout courage. Il voulait juste survivre. Sansum, observai-je avec une ironie désabusée, avait disparu de la circulation. Le Seigneur des Souris savait quand faire profil bas.
« Nous nous retrouvons, Seigneur Derfel. » C’est Bors qui me salua, au nom de son maître.
Je fis comme s’il n’était pas là. « Lancelot, dis-je en m’adressant directement au roi tout en lui refusant l’honneur de son rang, mon seigneur Arthur fera montre d’indulgence envers vos hommes à une condition. »
Je parlai d’une voix forte afin que tous les lanciers présents dans la cour pussent m’entendre. La plupart portaient le pygargue de Lancelot sur leurs boucliers, mais certains avaient peint des croix ou encore les courbes jumelles du poisson.
« La condition de sa clémence, c’est que vous affrontiez notre champion, d’homme à homme, épée contre épée. Si vous vivez, vous pourrez aller librement, et vos hommes avec vous. Si vous mourez, vos hommes resteront libres. Même si vous choisissez de ne pas vous battre, vos hommes seront pardonnés : tous, sauf ceux qui avaient prêté serment à notre seigneur roi Mordred. Ils mourront. »
L’offre était subtile. Si Lancelot se battait, il sauvait la vie des hommes qui avaient changé de camp pour se rallier à lui. S’il se dérobait, il les condamnait à la mort au risque de compromettre sa précieuse réputation.
Lancelot jeta un coup d’œil à Bors, puis se retourna vers moi. Mon mépris était sans borne à cet instant. Il aurait dû nous combattre, plutôt que de traîner les pieds dans la cour extérieure de Lindinis, mais l’audace d’Arthur l’avait médusé. Il ne savait pas de combien d’hommes nous disposions : il ne pouvait voir que les remparts du Caer hérissés de lances, ce qui avait suffi à lui ôter toute velléité de se battre. Il se pencha vers son cousin pour échanger quelques mots puis se retourna vers moi dans un demi-sourire fugitif : « Mon champion, Bors, accepte le défi d’Arthur.
— C’est à vous que s’adresse cette offre, répondis-je, non à l’homme chargé de ligoter et d’égorger votre verrat apprivoisé. »
Bors grogna et tira à demi son épée, mais le chef belge qui s’était porté garant de ma sécurité s’interposa avec une lance et Bors se radoucit.
« Et le champion d’Arthur, demanda Lancelot, serait-ce Arthur lui-même ?
— Non, fis-je en souriant. J’ai sollicité cet honneur et je l’ai obtenu. Je l’ai demandé pour laver l’affront fait à Ceinwyn. Vous vouliez la conduire nue jusqu’à Ynys Wydryn, mais c’est moi qui traînerai votre cadavre nu à travers la Dumnonie. Et pour ce qui est de ma fille, sa mort est déjà vengée. Vos druides sont morts et gisent sur leur flanc gauche, Lancelot. Leurs corps n’ont pas été brûlés et leurs âmes errent. »
Lancelot cracha à mes pieds : « Dis à Arthur que je lui ferai porter ma réponse à midi. »
Il se retourna.
« Et avez-vous un message pour Guenièvre ? » lui demandai-je. La question le fit se retourner. « Votre maîtresse est sur le Caer, repris-je. Voulez-vous savoir ce qu’il adviendra d’elle ? Arthur m’a informé de son destin. »
Il me considéra avec dégoût, cracha à nouveau, puis se retira. J’en fis autant.
Je retournai au Caer et trouvai Arthur sur le rempart, au-dessus de la porte ouest, où, de longues années plus tôt, il m’avait entretenu du devoir du soldat. Ce devoir, m’avait-il expliqué, était de livrer des batailles pour ceux qui ne pouvaient se battre. Tel était son credo et, tout au long de ces années, il s’était battu pour le petit Mordred. Et maintenant, enfin, il se battait pour lui. Ce faisant, il perdit tout ce à quoi il tenait le plus. Je lui donnai la réponse de Lancelot. Il hocha la tête, ne dit mot, et me fit signe de me retirer.
Plus tard, dans la matinée, Guenièvre envoya Gwydre me chercher. L’enfant grimpa sur les remparts où je me tenais avec mes hommes et tira sur mon manteau.
« Oncle Derfel ? fit-il en levant sur moi son regard triste. Maman te demande. »
Il s’exprima craintivement, les yeux inondés de larmes.
Je jetai un coup d’œil vers Arthur, mais il ne s’intéressait pas à nous. Je descendis les marches et accompagnai donc Gwydre jusqu’à la cabane du lancier. Blessée dans son orgueil, Guenièvre avait dû être mortifiée de devoir s’adresser à moi, mais elle désirait faire passer un message à Arthur et elle savait bien que personne ici n’était plus proche de lui que je ne l’étais. Je me courbai pour franchir la porte. Elle se leva. Je m’inclinai devant elle, puis attendis tandis qu’elle priait son fils d’aller parler avec son père.
La cabane était juste assez grande pour lui permettre de se tenir debout. Elle avait les traits tirés, un air presque hagard, mais la tristesse lui donnait une beauté lumineuse dont son orgueil habituel la privait.
« Nimue me dit que tu as vu Lancelot, fit-elle d’une voix si basse que je dus me pencher pour saisir ses paroles.
— En effet, Dame. »
Sans qu’elle s’en rendît compte, sa main droite jouait avec les plis de sa robe.
« Avait-il un message ?
— Aucun, Dame. »
Elle me considéra de ses immenses yeux verts : « Je t’en prie, Derfel, fit-elle à voix basse.
— Je l’ai invité à parler, Dame. Il n’a rien dit. »
Elle s’affala sur un banc de fortune. Elle marqua un temps de silence tandis que j’observais une araignée descendre du chaume au bout de son fil pour se rapprocher de plus en plus près de sa chevelure. J’étais paralysé, me demandant si je devais l’écarter ou la laisser faire. « Que lui as-tu dit ? reprit-elle.
— J’ai proposé de me battre contre lui, Dame, d’homme à homme, Hywelbane contre la lame du Christ. Puis je lui ai promis de traîner son corps nu à travers la Dumnonie. »
Elle eut un brusque mouvement de tête.
« Se battre, fit-elle avec colère. C’est tout ce que vous savez faire ! Brutes ! »
L’espace de quelques secondes, elle ferma les yeux.
« Je regrette, Seigneur Derfel, reprit-elle humblement, je ne devrais pas t’insulter quand j’ai besoin de toi pour demander une faveur au seigneur Arthur. »
Elle leva les yeux et je vis qu’elle était tout aussi brisée qu’Arthur lui-même. « Le feras-tu ? me supplia-t-elle.
— Quelle faveur, Dame ?
— Demande-lui de me laisser filer, Derfel. Dis-lui que j’irai outre-mer. Dis-lui qu’il peut garder notre fils, et qu’il est notre fils, et que je m’en irai, et que jamais plus il ne me reverra ni n’entendra parler de moi.
— Je vais le lui demander, Dame. »
Elle perçut le doute dans ma voix et me considéra tristement. L’araignée avait disparu dans sa crinière rousse.
« Tu crois qu’il refusera ? demanda-t-elle d’une petite voix effarouchée.
— Dame, répondis-je, il vous aime. Il vous aime tant que je vois mal comment il vous laisserait partir. »
Une larme perla au coin de son œil, puis roula sur sa joue.
« Mais alors que va-t-il faire de moi ? demanda-t-elle sans obtenir de réponse. Que va-t-il faire, Derfel ? demanda une nouvelle fois Guenièvre qui avait retrouvé un peu de son énergie d’antan. Dis-le-moi !
— Dame, fis-je, accablé, il vous placera quelque part en sécurité et vous y confinera sous bonne garde. »
Et tous les jours, me dis-je, il penserait à elle, toutes les nuits elle viendrait le visiter dans ses rêves, et à chaque aube, se retournant dans son lit, elle serait partie.
« Vous serez bien traitée, Dame, fis-je d’un ton doux qui se voulait rassurant.
— Non ! » gémit-elle.
Elle aurait pu envisager la mort, mais cette promesse d’emprisonnement lui paraissait pire encore : « Dis-lui de me laisser partir, Derfel. Dis-lui juste de me laisser partir !
— Je vais le faire, promis-je, mais je ne crois pas qu’il y consentira. Je ne crois pas qu’il puisse. »
La tête entre les mains, elle pleurait maintenant toutes les larmes de son corps. J’attendis, mais elle n’ajouta rien de plus et je me retirai. Gwydre avait trouvé la compagnie de son père trop lugubre et voulait retourner auprès de sa mère, mais je l’emmenai avec moi pour qu’il m’aide à nettoyer et à aiguiser Excalibur. Le pauvre Gwydre était effrayé. Il ne comprenait pas bien ce qui s’était passé, et ni Guenièvre ni Arthur n’étaient en mesure de le lui expliquer.
« Ta mère est très malade, lui dis-je, et tu sais que les gens malades ont parfois besoin de rester seuls. Peut-être vas-tu venir partager la vie de Morwenna et de Seren, fis-je en souriant.
— Je peux ?
— Je crois que ton père et ta mère seront d’accord. Et j’en serais bien content. Attention, ne récure pas l’épée ! Aiguise-la. De longs coups tout en douceur, comme ça ! »
À midi, je rejoignis la porte ouest pour attendre le messager de Lancelot. Mais personne ne vint. Personne. L’armée de Lancelot se défaisait comme le sable d’une pierre sous la pluie. Quelques-uns s’en allèrent dans le sud. Lancelot les y suivit, les ailes de cygne de son casque étincelant au soleil tandis qu’il s’éloignait. Mais la plupart des hommes se rassemblèrent sur la prairie, au pied du Caer. Ils déposèrent leurs lances, leurs boucliers et leurs épées, puis s’agenouillèrent dans l’herbe pour implorer la miséricorde d’Arthur.
« Vous avez gagné, Seigneur.
— Oui, Derfel, on le dirait », fit-il, toujours assis.
Sa nouvelle barbe, si étrangement grise, le faisait paraître plus âgé. Non pas affaibli, mais plus vieux et plus rude. Ça lui allait bien. Au-dessus de sa tête, la bannière à l’ours flottait dans le vent. Je m’assis à côté de lui :
« La princesse Guenièvre, dis-je, observant l’armée ennemie déposer ses armes et s’agenouiller au-dessous de nous, m’a prié de vous demander une faveur. »
Il ne dit mot. Il ne tourna même pas les yeux vers moi.
« Elle veut...
— ... s’en aller.
— Oui, Seigneur.
— Avec son pygargue, fit-il, amer.
— Ce n’est pas ce qu’elle a dit, Seigneur.
— Où pourrait-elle aller ? demanda-t-il avant de me fixer d’un œil froid : A-t-il demandé de ses nouvelles ?
— Non, Seigneur. Il n’a rien dit. »
Arthur s’esclaffa, mais c’était un rire cruel : « Pauvre Guenièvre, pauvre, pauvre Guenièvre. Il ne l’aime pas, n’est-ce pas ? Pour lui, elle n’a jamais été qu’une femme-objet, un autre miroir où contempler sa beauté. Cela doit la blesser, Derfel, cela doit la blesser.
— Elle vous implore de lui rendre sa liberté, insistai-je, comme je lui avais promis de le faire. Elle vous laissera Gwydre, elle partira...
— Elle ne saurait mettre aucune condition, trancha Arthur avec colère. Aucune.
— Non, Seigneur. »
J’avais fait de mon mieux, sans rien obtenir.
« Elle restera en Dumnonie, décréta Arthur.
— Oui, Seigneur.
— Et toi aussi, tu resteras, m’ordonna-t-il d’une voix rauque. Mordred pourrait bien te libérer de son serment, pas moi. Tu es mon homme, Derfel, tu es mon conseiller et tu resteras ici avec moi. À compter de ce jour, tu es mon champion. »
Je tournai le regard vers l’épée étincelante et bien aiguisée qui reposait sur la Pierre royale : « Suis-je encore le champion d’un roi, Seigneur ?
— Nous avons déjà un roi, et je ne briserai pas ce serment. Mais c’est moi qui régnerai sur ce pays. Moi et personne d’autre, Derfel. »
Je songeai à Pontes, au pont par lequel nous avions traversé le fleuve avant de combattre Aelle : « Si vous n’êtes pas notre roi, Seigneur, vous serez notre empereur. Le Seigneur des Rois. »
Il sourit. Le premier sourire qu’il me fût donné de voir sur son visage depuis que Nimue avait écarté le rideau noir dans le Palais marin. Un sourire pâle, mais quand même... Il ne refusa pas non plus mon titre. L’empereur Arthur, le Seigneur des Rois.
Lancelot était parti et son ancienne armée était maintenant agenouillée devant nous, terrorisée. Les bannières de ses hommes étaient en berne, leurs lances à terre et leurs boucliers posés à plat. La folie avait balayé la Dumnonie comme un ouragan, mais elle était passée. Arthur avait gagné et, sous le soleil haut de l’été, toute une armée à genoux implorait sa miséricorde. Comme Guenièvre en avait rêvé jadis : la Dumnonie aux pieds d’Arthur, son épée reposant sur la Pierre royale, mais il était trop tard maintenant. Trop tard pour elle.
Mais pour nous, qui avions respecté nos serments, c’était ce que nous avions toujours voulu. Car aujourd’hui, en toutes choses, sinon en titre, Arthur était roi.